L’article suivant, relevé sur Économie.matin.fr, met à mal la vulgate vantant la nécessaire mobilité des cadres. En fait, rien de nouveau sous le soleil, le bon sens reprend ses droits et “pierre qui roule n’amasse pas mousse” comme le disaient nos grands-mères. Tout ça pour ça…
Cadres : la fidélité plus efficace que le nomadisme
Une récente étude de Rouen Business School vient rebattre les cartes sur un sujet pourtant profondément ancré dans les mémoires et pratiques des cadres, jeunes diplômés ou confirmés.
Selon l’étude et contrairement aux stéréotypes véhiculés, y compris par les recruteurs, la mobilité externe ne paie pas sur la moyenne – longue durée. Ainsi, sur une période longue et surtout après les 40 ans du cadre, c’est la fidélité au même employeur qui récompense davantage.
L’étude a passé au crible les contributions d’un millier de cadres, dont 47 % de femmes, et leur a demandé d’apprécier les avantages et inconvénients de leur vie professionnelle suivant onze critères.
Le résultat est doublement intéressant. D’abord parce qu’il montre que la fidélité et l’inscription dans le long terme chez l’employeur est constatée, in fine, comme plus enrichissante ; ensuite – et c’est là la surprise – car ces mêmes personnes interrogées admettent à 68 % que le discours commun ferait estimer que les moins mobiles seraient ceux qui stagnent le plus. En clair, les personnes interrogées admettent que la vulgate managériale sur le sujet de la mobilité des cadres est contraire à la réalité qu’ils ont eux-mêmes expérimentée.
On peut tirer trois enseignements de cet exercice salvateur
Particulièrement en ces temps d’interrogations et de grande fragilité sociale.
D’abord, constatons l’écart entre un fait et sa représentation. Nous avons là l’exemple d’une population éduquée, avertie, rompue au benchmark et régulièrement irriguée de littérature managériale plus ou moins de qualité, qui reconnaît benoîtement suivre un discours que la réalité, une fois observée, dément. Sur ce sujet comme sur d’autres à venir, il est fort à parier que nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
A n’en pas douter, les modèles issus du capitalisme et du libéralisme triomphants ont du plomb dans l’aile. La mondialisation n’est pas heureuse, la financiarisation de la vie de l’entreprise n’est plus (pas ?) équitable ; les modèles d’organisation du néo-management ne conduisent pas vers l’épanouissement des collaborateurs au travail et les nomades, finalement, s’en sortent moins bien que les sédentaires. Il est cocasse de constater que le discours dominant des années-fric perdure … pour l’instant.
Le second enseignement, c’est le rééquilibrage des attentes des cadres quant au contenu de leur poste de travail. En effet, le seul aspect qui plaide pour la mobilité, c’est la possibilité du « jump » salarial entre deux postes et surtout deux entreprises. Il y a, c’est évident, un intérêt à passer d’une entreprise à l’autre. Soit parce qu’on est débauché pour plus cher, soit parce qu’on fait partager au nouvel employeur le risque de se remettre en insécurité pendant un court laps de temps, il est indéniable que le saut de puce est souvent synonyme de progression rapide de la rémunération. La vraie nouvelle, c’est que ce n’est plus cela que les cadres – en tout cas ceux interrogés par l’étude – recherchent.
Rester fidèle à votre entreprise a effectivement des atouts. En progression de carrière, notamment hiérarchique ; en enrichissement de contenus managériaux des postes, en capacité à recevoir des formations ou accompagnements. Car l’employeur, évidemment, cherchera toujours à investir sur ceux qui vont durer. Enfin, et particulièrement pour les postes de direction, c’est la compréhension fine de l’ADN de l’entreprise qui fait la valeur de son dirigeant, surtout en période de crise. Et cette compréhension de l’entreprise ne s’acquiert pas par des roulements de trois ans maximum.
Le troisième enseignement est presque d’ordre sociétal. Tous les signaux de la sphère sociétale et économique convergent vers une réappropriation du monde, vers un besoin de ré enracinement des communautés. Confrontées à une accélération du monde et à ses conséquences généralement douloureuses pour nos vieux systèmes européens, les populations expriment de plus en plus un besoin de sécurité, de retour au réel et aux vieilles réalités faciles à appréhender, à reconnaître.
C’est le triomphe du localisme et des circuits économiques les plus courts ; c’est l’émergence de l’Economie Sociale et Solidaire, c’est aussi cette méfiance bien française envers les instruments qui, à tort ou à raison, donnent l’impression de « diluer » la réalité dans un ensemble plus vaste (l’Union Européenne par exemple).
L’entreprise étant par ailleurs une des rares institutions à n’être pas profondément remise en cause (comme le peuvent être la Nation ; ou plus récemment la Famille) il est probable qu’elle joue de plus en plus de place dans le quotidien, mais aussi dans l’imaginaire de ses collaborateurs. Elle va continuer de constituer un ensemble de repères fixes, tant par ses règles que par sa culture propre. Il est ainsi probable que ce mouvement de réappropriation s’accompagne d’une forte tendance à l’accroissement de la fidélité à ladite entreprise.
Ce qui n’est pas, d’ailleurs, sans enjeu sur la responsabilité croissante – et parfois non désirée – qui va peser sur les épaules des managers de ces entreprises. Ce n’est sans doute pas un hasard si certaines dispositions de l’Accord National Interprofessionnel signé par le Medef et les syndicats réformistes vont dans ce sens, en ouvrant davantage la porte à des représentants de salariés dans les instances dirigeantes et à un meilleur partage des données stratégiques.
Il y a encore beaucoup à faire pour que les managers soient tous des porteurs de sens et d’histoire à raconter à leurs troupes. Mais l’investissement et la longue durée vont devenir davantage possibles, désormais que la fidélité va l’emporter sur le nomadisme managérial !
Pierre Schleiter
Source : Économie matin.fr