Le 20 octobre 2006, alors que sa hiérarchie vient de lui confirmer qu’elle limite à une semaine la durée d’une formation qu’il entendait dispenser en trois semaines, un ingénieur du Technocentre de Guyancourt se jette d’une passerelle. Il devait partir le lendemain au Brésil pour les besoins de ce projet.
Le suicide a été reconnu comme accident du travail par l’organisme de sécurité sociale en application de la présomption d’imputabilité.
LES DEMANDES ET ARGUMENTATIONS
Les ayants droit de la victime ont engagé un recours et obtenu devant le Tribunal des affaires de sécurité sociale de Nanterre la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
La société Renault SA a interjeté appel, estimant notamment que la cause d’un tel geste ne devait pas être regardée uniquement par le prisme de la vie professionnelle et considérant qu’elle n’avait pas participé à la réalisation du danger qui s’est concrétisé par le suicide.
La Cour d’Appel de Versailles confirme la reconnaissance de la faute inexcusable en se fondant, d’une part, sur la nécessaire conscience du danger par l’employeur compte tenu des symptômes de souffrance morale manifestés depuis plusieurs mois par l’ingénieur et, d’autre part, sur l’absence de mesures prises pour préserver la victime de ce danger. À cet égard, elle constate l’incapacité de la société à évaluer la charge de travail des salariés et l’absence de système de prévention efficace permettant de détecter les risques psychosociaux dans l’entreprise.
L’ANALYSE DE LA DÉCISION ET SA PORTÉE
Depuis la transposition de la Directive CEE du 12 juin 1989, l’employeur est tenu « d’assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».
Par ailleurs, la définition jurisprudentielle de la faute inexcusable met à la charge de l’employeur une obligation de sécurité de résultat (arrêts « amiante » du 28 février 2002). Dès lors, il incombe à l’employeur de mettre en place des moyens de détection performants de la souffrance au travail, d’analyser les symptômes de stress manifestés par ses salariés et de vérifier l’origine de cette souffrance afin d’apporter les mesures correctives nécessaires si cette origine s’avère professionnelle.
C’est dans ce cadre que l’évolution du phénomène suicidaire, depuis une dizaine d’années, pose la question de la mise en jeu de la responsabilité de l’employeur. En effet, les suicides, qui intervenaient dans un cadre privé et concernaient majoritairement les agriculteurs et les ouvriers, touchent désormais les cadres, les enseignants et les salariés du privé avec un passage à l’acte sur le lieu ou en lien avec le travail.
Par l’arrêt rendu le 19 mai 2011, la Cour d’Appel de Versailles explicite les obligations qui pèsent sur l’employeur en matière de protection de la santé mentale des salariés. Cet arrêt s’inscrit dans le prolongement de celui rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 22 février 2007, qui avait retenu que la tentative de suicide d’un salarié hors du lieu de travail devait être considérée comme un accident de travail et résultait de la faute inexcusable de l’employeur (Cass. 2e civ., 22 févr. 2007, no 05-13.771, JSL no 208-1). Elle confirme que l’employeur doit contrôler le bien-être mental des salariés. Pour y parvenir, et sauf à voir systématiquement sa responsabilité engagée, il devra faire de la prévention la pierre angulaire de ses actions en s’appuyant sur les acteurs compétents en la matière, tant internes qu’externes à l’entreprise.
Cette décision doit donc conduire les employeurs à tirer plusieurs enseignements :
→ Vérifier la capacité du management à mener à bien les actions de détection et de prévention du stress au travail
La Cour souligne, avec force, qu’en dépit d’une situation de stress apparent (avec des manifestations physiques), l’entourage professionnel n’a pas pris conscience de la gravité de la situation et a fait preuve d’indifférence à l’égard du salarié.
Il faut croire que la dégradation des conditions de travail liée à un contexte économique très concurrentiel, assortie de la peur de perdre son emploi, a conduit à un effritement des solidarités et de la relation de confiance. Un tel constat impose de repenser l’organisation de l’entreprise en clarifiant davantage les contraintes qu’un rôle de manager implique et en formant ses acteurs à la mise en place d’un suivi attentif de leurs collaborateurs sur ces questions. À l’instar de ce qui existe déjà dans des groupes, l’employeur peut faire épauler ses managers par des « préventeurs », chargés de les alerter sur l’apparition du risque, de leur proposer des mesures correctrices et de construire un plan d’actions.
L’objectif étant d’articuler protection de la santé mentale et enjeux de productivité et de rentabilité, la question de la prise en compte des risques psychosociaux se pose d’autant plus vivement lorsque l’entreprise met en œuvre un projet ambitieux tel qu’en l’espèce.
Enfin, la capacité d’écoute et de dialogue, mais aussi la rapidité de la prise de décision (par exemple en retirant un salarié de son poste de travail), sont des exigences incontournables pour limiter la mise en cause de la responsabilité de l’employeur.
→ Évaluer autant les risques psychosociaux que la charge de travail des salariés
La Cour rappelle l’obligation pour l’employeur de procéder à l’évaluation des risques psychosociaux. Si ce principe est conforme aux dispositions réglementaires en vigueur depuis une dizaine d’années, l’appréciation des mesures prises par l’employeur est minimisée – voire critiquée – lorsqu’un accident survient. Aussi, l’employeur doit veiller à associer à ses démarches les acteurs concernés (managers, CHSCT, médecine du travail, etc.) afin de globaliser la prise de décision.
Plus loin, la Cour reproche à l’employeur sa carence dans l’analyse de la charge de travail du salarié victime et l’absence de dispositif d’évaluation de celle des cadres qui, par une « culture du surengagement », s’investissent pour atteindre leurs objectifs, aussi ambitieux soient-ils. La spécificité de cette analyse renvoie au fait que les tâches confiées à cette catégorie de salariés sont difficilement quantifiables, a fortiori lorsqu’ils sont soumis à un mode de décompte de leur temps de travail en jours. Pour ces derniers, cette évaluation figure pourtant dans le Code du travail, l’article L. 3121-46 instituant un rendez-vous annuel portant sur la charge de travail, l’organisation du travail dans l’entreprise et l’articulation entre ses vies professionnelle, personnelle et familiale… Le juge attend donc de l’employeur qu’il prouve sa vigilance en matière de surcharge de travail, sache détecter et traiter les surmenages et puisse justifier tant du caractère proportionné du forfait appliqué que du respect des périodes de repos obligatoire.
→ La nécessité d’associer les différents acteurs dans la protection de la santé mentale (et plus particulièrement le CHSCT et la médecine du travail)
La complexité des lésions mentales impose d’envisager autrement la situation des employeurs de bonne foi qui se voient condamnés par l’application de mécanismes juridiques initialement conçus pour protéger la santé physique des salariés. Il convient, dès lors, de s’orienter vers la mise en place de dispositifs de prévention avec les acteurs compétents en cette matière spécifique.
Au-delà de l’accord national du 2 juillet 2008, et de l’obligation imposée aux grandes entreprises de conclure des accords sur ce thème, les démarches d’identification du stress, d’analyse de ses causes et d’adoption de mesures permettant de le prévenir, l’éliminer ou le réduire doivent être renforcées, en lien avec le CHSCT.
Il semble également indispensable d’y associer les services de médecine du travail, qui sont seuls compétents pour apprécier l’aptitude des salariés à poursuivre leur activité. À cet égard, il est intéressant de relever que les magistrats de première instance avaient notamment reconnu la faute inexcusable de l’employeur au motif que : « le salarié bénéficie d’un examen médical à la demande de l’employeur ou à sa demande, permettant ainsi à l’employeur de saisir le médecin du travail à tout moment, notamment en cas d’urgence, aux fins de procéder à la visite d’un salarié présentant un problème relevant du domaine médical.
Au cas présent, en s’abstenant de prendre contact avec le service de la médecin du travail en dépit de la gravité croissante des troubles manifestés par Monsieur Antonio Y, la société Renault n’a pas pris les mesures spécifiques qui étaient à sa disposition aux fins de préserver son salarié des risques de décompensation psychologique auxquels son activité professionnelle exposait ce dernier. »
Ainsi, un employeur constatant une situation de souffrance doit saisir, sans délai, le médecin du travail, afin d’obtenir un avis médical sur le maintien ou non du salarié à son poste. Inviter le salarié à s’en rapprocher ne suffit pas.
Pendant longtemps, les employeurs se sont retranchés derrière la subjectivité, liée aux problèmes de santé mentale, inhérente à la réalité des conditions de travail et à leur appréciation par les salariés. S’agissant des suicides, la dénégation de l’éventuel rattachement professionnel se fondait sur un refus d’assumer la responsabilité d’un acte de désespoir volontaire et « conscient », à l’occasion duquel le salarié s’était soustrait à l’autorité de l’employeur. À la lumière de l’arrêt rendu par la Cour d’Appel de Versailles, cette conception des choses est dépassée. Elle l’est d’autant plus que cette affaire est exempte de toute reconnaissance d’un quelconque harcèlement moral, mais plutôt d’un dysfonctionnement d’ordre collectif qui renvoie à l’organisation même de l’entreprise.
Aussi, à défaut de savoir répondre d’engagements concrets qu’ils auront pris pour préserver la santé mentale de leurs salariés et compte tenu du mode de prise en charge des AT/MP reposant sur une présomption d’imputabilité, il est à craindre que de nombreux employeurs supportent in fine la responsabilité de troubles psychologiques qui n’auront pas eu pour cause un caractère professionnel.