L’impression de tromper son entourage, de ne pas être à la hauteur, de ne pas mériter son poste, d’échouer et d’être démasqué : le syndrome de l’imposteur touche de nombreux salariés, et les managers ne sont pas épargnés, loin de là. Pour Anne-Françoise Chaperon, psychologue clinicienne spécialisée dans la prévention des risques psychosociaux, et pour Adrien Chignard, psychologue du travail, les entreprises peuvent aider à surmonter ce trouble.

Qu’est-ce que le syndrome de l’imposteur au travail ?

Anne-Françoise Chaperon : On peut le définir par le fait de se sentir incompétent, malgré une réussite objective. Il concerne essentiellement des personnes brillantes, qui réussissent très bien, mais qui paradoxalement, ne s’estiment pas suffisamment intelligentes. Elles ont l’impression de tromper leur entourage, car ce dernier ne saurait pas les évaluer et percevoir leurs défauts. Il y a un décalage entre la vision que ces individus ont d’eux-mêmes et les témoignages de reconnaissance professionnelle, comme les responsabilités et les remerciements, qu’ils reçoivent. Ils éprouvent finalement un sentiment de honte.

Derrière ce syndrome, il y a la peur de l’échec et celle qu’un jour toutes leurs insuffisances – supposées – seront mises au jour. Les personnes affectées passent dès lors leur temps à lutter contre cette crainte que les autres découvrent leur incompétence. Elles vivent l’échec d’une manière catastrophique, mais attribuent a contrario leurs réussites à des facteurs externes, comme le hasard ou la chance. Elles ne peuvent donc jamais capitaliser sur leurs points forts.

Il s’agit d’un véritable handicap, car cela génère chez la plupart de ces personnes un surinvestissement au travail, destiné à compenser leur – soi-disant – incompétence. Elles vont travailler plus que de raison et s’exposer à un réel risque d’épuisement professionnel. Elles vont aussi adopter de nombreuses stratégies d’évitement, afin d’échapper aux situations d’évaluation. Ainsi, elles ne se mettront pas en avant et n’iront pas au devant de nouvelles responsabilités… au risque de stagner.

Les individus touchés par le syndrome de l’imposteur s’affirment peu et ne se confrontent pas au fait d’évoluer. De peur d’être démasqués, ils n’animent pas de réunions et ne prennent pas la parole en public. Là encore, ils risquent de stagner, jusqu’à se démotiver professionnellement. Le risque de « bore out » est ainsi tout autant présent chez eux que le « burn-out« , car ils créent les conditions d’un travail qui les ennuie. En psychologie, on appelle cela des stratégies d’auto-handicap : ces personnes se mettent elles-mêmes des bâtons dans les roues. Elles se positionnent en retrait, mais comme elles sont brillantes, elles finissent par s’ennuyer au travail et par se démotiver. Il s’agit d’un véritable cercle vicieux.

Adrien Chignard : Le syndrome de l’imposteur concerne, peu ou prou, 70 % de la population à un moment de sa vie. Nous sommes presque tous amenés, parfois, à douter de notre légitimité, de notre statut et à penser que l’on nous surestime. Mais pour certains, ce phénomène, que l’on peut résumer par l’impression de tromper son monde, est plus fréquent que pour d’autres. Il peut, dès lors, constituer un véritable handicap professionnel.

La personne touchée par ce syndrome présente un fort degré de distorsion de la réalité. Même quand quelqu’un lui adresse des feed-back positifs, elle considère que l’autre veut simplement être gentil ou qu’il se trompe. Cette forte subjectivité entretient chez elle la peur d’être démasquée, créant une spirale infernale.

Quel est le profil de ceux qui en souffrent ?

Anne-Françoise Chaperon : Ce syndrome touche plus les femmes que les hommes, peut-être parce qu’elles sont davantage sujettes à une forme d’hypersensibilité sur leur vision d’elles-mêmes et parce qu’elles sont globalement moins reconnues au travail ? À noter qu’il débute dès la vie étudiante, mais qu’il a tendance à diminuer progressivement avec l’âge et l’expérience. S’il ne disparaît jamais vraiment, ce trouble peut ainsi évoluer positivement avec le temps et la confrontation aux défis du monde professionnel.

Les managers sont les premiers concernés par le syndrome de l’imposteur. Selon une étude de la société de sondages Yougov, 62 % d’entre eux se disent concernés. En effet, plus quelqu’un monte dans la hiérarchie et se retrouve investi de responsabilités, plus son sentiment de ne pas être à la hauteur est activé. Plus il sera mis en avant, moins il se sentira digne de gérer une équipe et plus il craindra d’être « découvert » par son entourage.

Adrien Chignard : Ce syndrome diminue avec l’âge, mais surtout avec la pratique. Ce sont bien souvent les plus juniors des salariés qui se sentent surestimés et qui ont l’impression de tromper autrui.

Le syndrome de l’imposteur est présent dans toutes les cultures, mais il est d’autant plus prégnant dans celles où l’on pousse dès le plus jeune âge à la performance. S’il concerne notamment les managers, c’est parce qu’il est plus fort quand le métier de la personne concernée est lié, dans l’esprit des autres, à des compétences élevées.

Les fonctions de management ont été socialement mythifiées et cela laisse imaginer à ceux qui en sont les porteurs qu’elles sont d’une incroyable complexité. Comme si les managers ou les dirigeants avaient des qualités personnelles hors du commun. En plus de cela, les injonctions à performer et à être le meilleur restent nombreuses. Ce qui crée, chez les managers, un stress et des craintes intenses. L’écart entre leurs compétences réelles et celles qu’ils imaginent avoir est considérable. Si bien que ceux qui prennent des fonctions managériales, quand d’autres les refusent, sont aujourd’hui pétrifiés. Plus on monte dans la hiérarchie et la complexité de la compétence, plus on a tendance à ressentir ce syndrome de l’imposteur.

Dès lors, comment surmonter ce syndrome ?

Anne-Françoise Chaperon : Il faut d’abord s’interroger sur les conséquences pour soi de ce phénomène. Par exemple éviter les promotions et les responsabilités pour ne pas se sentir en danger : dans quelle mesure cela dessert la carrière professionnelle. Après cette prise de conscience, on peut lutter contre le syndrome de l’imposteur en s’exposant progressivement à ce qui fait peur. Il s’agit d’aller à l’encontre de tous les évitements adoptés jusqu’ici, afin de s’affirmer davantage. Notamment en s’obligeant, petit à petit, à prendre la parole en réunion ou en acceptant de nouvelles missions…

On gagne aussi à accepter les compliments et à demander de l’aide. Bien souvent, les personnes touchées par le syndrome de l’imposteur ont cette croyance dysfonctionnelle qu’il faut se débrouiller seul et que demander de l’aide est une marque d’incompétence. Alors qu’au contraire, il est plus efficace de travailler en équipe et d’aller vers les autres. Ces conseils concernent autant les salariés que les managers, car les mêmes processus sont à l’œuvre.

Dans quelle mesure les entreprises peuvent-elles aider leurs salariés touchés par ce phénomène ?

Anne-Françoise Chaperon : Les responsables RH peuvent d’abord communiquer en interne et mettre des mots sur ce phénomène, car beaucoup n’ont pas conscience de fonctionner ainsi. Les managers peuvent aussi aider ceux qui en sont affectés, lorsqu’ils les repèrent. D’abord en valorisant leur travail de manière très spécifique : on ne fait pas un compliment à quelqu’un sans lui dire pourquoi c’est bien, par exemple. Il faut ainsi adopter un langage positif, qui montrera au salarié concerné que ses réussites auront des conséquences positives pour toute l’entreprise. Et s’il n’est pas toujours facile pour les chefs d’équipe de faire des feed-back, il est important de les multiplier.

Les managers doivent aussi avoir pleinement conscience de ce phénomène et donner, dès lors, à leurs salariés des missions aux difficultés progressives, qui ne seront pas trop anxiogènes, mais qui les aideront à s’exposer et à réaliser qu’ils sont capables d’assumer de nouvelles responsabilités. Enfin, ils devront vérifier que ces collaborateurs ne se surinvestissent pas. Par exemple, en veillant qu’ils ne restent pas trop tard au travail et qu’ils prennent leurs congés. Il s’agit aussi de leur apprendre à être moins perfectionnistes et à se ménager.

Si les managers n’arrivent pas à faire bouger les lignes, ils peuvent diriger leurs salariés vers des coachs et des professionnels spécialistes de ce sujet.

Adrien Chignard : Je ne sais pas si les entreprises ont une responsabilité de lutte face à ce syndrome, mais si elles veulent pérenniser leur raison d’être et créer de la valeur, elles ont tout intérêt à accompagner ceux qui vivent des moments difficiles, afin qu’ils s’évaluent autrement. Pour cela, elles doivent, notamment, tout faire pour créer un climat de sécurité psychologique, c’est-à-dire un environnement où il est possible d’exprimer sa souffrance sans craindre qu’autrui s’en serve pour affirmer sa supériorité. Il s’agit de donner à l’erreur un statut acceptable dans l’organisation et de la différencier de la faute.

Le salarié chargé de responsabilités nouvelles, le manager, le dirigeant : tous doivent pouvoir se sentir libres de dire leurs vulnérabilités et leurs limites ; loin du mythe du surhomme qui ne se trompe jamais. Les entreprises gagneraient aussi à donner à l’erreur un statut de pourvoyeur d’audace et d’apprentissage, puisque le syndrome de l’imposteur limite les prises d’initiative et le dépassement de soi.

Enfin, il est important de développer une culture du feed-back. Une pratique régulière de la reconnaissance au travail, et pas uniquement des résultats, mais aussi des efforts fournis, permettra à ceux concernés par le syndrome de l’imposteur de le vivre moins puissamment. Tout simplement parce que nous forgeons tous – en partie – le regard que nous portons sur nous-mêmes en fonction de celui que nous donnent les autres. La reconnaissance n’atténue pas complètement ce phénomène, fruit d’un conditionnement souvent ancien, mais elle aide à limiter sa fréquence et son intensité.

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